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What's in the box ?

Par Mathieu Victor-Pujebet

          Un homme est allongé sur le lit d’un ranch à Victorville. Il est alcoolique, il a la jambe cassée, le visage fatigué. Cet homme c’est Herman J. Mankiewicz, personnage principal de Mank, dernier film du bien connu David Fincher, et scénariste du tout aussi connu Citizen Kane d’Orson Wells. Avec un scénario de son père, le cinéaste parmi les plus commentés et adulés depuis 25 ans s’attaque avec ce nouveau long-métrage à une histoire qui semble, au premier abord, plus intime et mélancolique qu’à son accoutumé. En effet, l’œuvre de David Fincher serait plus aisément identifiée à un cinéma un peu distancié, froid et calculé. Entre ses récits en formes de puzzles, son esthétique faussement glaciale et ses anti-héros au caractère obsessionnel : les films de David Fincher auraient facilement pu s’avérer être des pièces composées avec virtuosité et maîtrise, mais auxquelles il manquerait une touche de sensibilité… et pourtant.

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     Dans The Game, film qu’il réalise en 1997, l’histoire est celle de Nicholas Van Orton, un riche homme d’affaire dépressif dont le frère va le pousser à participer à un jeu un peu particulier afin de le sortir de sa léthargie. The Game est considéré par beaucoup comme un Fincher mineur, un puzzle narratif indéniablement bien rodé mais finalement un peu vain. Or, cette façade du genre dissimule une véritable attention envers son personnage. En effet, déjà cinéaste de la précision, David Fincher insuffle un sens de la composition et du tempo assez fou, au service d’un récit tout en révélations et en retournements de situations. Cependant, dans ce flot de plans composés, surgissent quelques images d’archives. Ce sont celles du père de Nicholas, lui-même riche homme d’affaire qui se suicide durant la jeunesse du protagoniste, le laissant ainsi traumatisé. Image à la patine argentique venue d’un autre temps, ces souvenirs du passé, rythmés par une Gymnopédie de Satie, offrent un générique et une poignée de séquence d’une mélancolie et d’une tristesse assez bouleversante, résidus du véritable sujet et cœur émotionnel du film : l’humanité de son personnage principal. L’ensemble des retournements de situations de The Game, qui empreinte joyeusement l’aspect ludique du thriller paranoïaque, devient alors une sorte de parure sophistiquée qui dissimule le récit d’un homme brisé, qui, par la fiction, va tenter de se reconnecter au monde. Et l’histoire de Nicholas n’est pas un cas isolé : un homme qui a perdu foi en l’humanité dans Seven, un autre dont l’identité a été brisée en deux dans Fight Club ou une femme enfermée dans le bunker de son existence dans Panic Room. Ce ne sont pas simplement des sous-intrigues touchantes, récompenses à un spectateur attentif, ces strates de récit sont le véritable cœur des films de Fincher, enfouie sous le verni du film de genre et de la virtuosité technique et narrative du cinéaste.

     Prenons un autre exemple. The Social Network, biopic sur Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook, s’ouvre sur une séquence de rupture entre le personnage principal et une étudiante de son campus. Cette séquence ne retrouvera écho que durant une poignée de scènes où le futur milliardaire évoque la jeune femme au détour d’une phrase, jusqu’à finalement la demander comme amie, à la fin du long-métrage, sur le réseau social qu’il a lui-même créé. Cette dernière scène exprime le génie de Fincher, accompagné ici d’Aaron Sorkin au scénario, d’avoir décidé d’épouser la forme du biopic ambitieux pour en fin de compte retranscrire de façon détournée l’humiliation d’un étudiant de fac après une rupture amoureuse. C’est un moyen plus qu’ingénieux de renvoyer directement la révolution des modes de communications à la veille du tout numérique, à la bêtise et à la futilité absolue d’une insulte publiée anonymement sur les réseaux sociaux. Et Fincher a conscience de la trivialité consternante de son postulat de départ. Toute l’ahurissante virtuosité technique, narrative et plastique du film viendrait ainsi camoufler bêtise et la mesquinerie de son personnage principal, mais donc également la béance laissée par le départ du personnage de Rooney Mara en début de film : l’un des génies du XXIème siècle bâtissant l’une des entreprises les plus importantes du monde moderne… suite à une rupture amoureuse. Et là encore, cette volonté de ne pas dévoiler au spectateur la douleur de Zuckerberg, en la transformant plutôt en un objet accompli et virtuose, comme le personnage dans le film, ne vient pas moins démontrer la virtuosité scénaristique de son auteur que la grande pudeur de celui-ci, rendant l’œuvre de David Fincher d’autant plus émouvante. Comme si celui-ci fabriquait des objets filmiques incroyablement bien construits et précis pour détourner notre attention, nous faire oublier que le cœur de son cinéma se cacherai dans la volonté de percer l’opacité d’un regard mystérieux, celui, par exemple, qui ouvre et conclue son Gone Girl, sorti en 2014. En ce sens, Lisbeth Salander, personnage principal de Millenium, les hommes qui n’aimaient pas les femmes, est peut-être la plus Fincherienne des personnages de Fincher. En effet, derrière son look punk, son antipathie et sa sombre histoire, il se cache une jeune femme, presque une enfant, qui ne demande que la chaleur d’une caresse dans le dos, tout en craignant le déchirement de la trahison. On comprend ainsi durant le film que c’est par peur d’être blessée qu’elle rejette le monde, faisant de la fin de ce qui aurait dû être le premier volet d’une série de films réalisés par Fincher, une des plus saisissantes et déchirantes de sa filmographie.

     C’est donc après une dizaine de long métrages pleins de pudeurs, qu’arrive le dernier long-métrage de l’auteur : Mank. Là encore, un personnage typiquement Fincherien nous est présenté : un homme flamboyant dans son excès, dont l’incandescence et l’aspect antipathique ne fait que dissimuler l’âme d’un homme inquiet, passionné, voire même brisé. Le nouveau film de l’auteur ne semble ainsi pas réellement en décalage avec le reste de sa filmographie, à une différence près : Fincher ne se cache plus, ou plutôt, plus aussi bien. En effet, ici Fincher n’emploie pas l’artifice ni le ludisme du cinéma de genre, en résulte un film à l’image de son personnage principal : étonnamment rêche, mal aimable, bien qu’éminemment touchant et passionné. Cependant, Fincher ne dégraisse pas totalement son cinéma de tout dispositif de dissimulation, mais ils n’ont simplement jamais sonné aussi factices et artificiels. Que ce soit la structure narrative qui fait écho au Citizen Kane que Mankiewicz écrit dans la diégèse, ou encore cette grammaire visuelle et sonore du Hollywood de la fin des années 30, que le film essaie de faire ressusciter : les déguisements de Fincher n’ont jamais sonné aussi gadgets, et par conséquent, aussi vain. Les masques de l’auteur dissimulent ainsi mal la chair d’un film qui reste d’une grande beauté et d’une mélancolie assez bouleversante.

 

          Finalement, après un long métrage en demi-teinte, il sera intéressant de voir où le cinéaste américain nous emmènera avec ses prochains longs métrages, de voir si le mastermind Fincher restera encore un des magiciens d’Hollywood les plus intéressants dans les décennies à venir.

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Mank est disponible sur Netflix France depuis le 4 Décembre 2021

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