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Brooklyn Secret

Un film d'Isabel Sandoval

Par Mathieu Victor-Pujebet

          Je suis toujours un peu effrayé par l’idée de voir un drame social. Cela peut sembler bête et réducteur mais trop de films m’ont simplement dégouté de ce genre – aux possibilités stylistiques et thématiques pourtant infinies – par le simple manque d’ambition formelle d’œuvres qui n’ont que pour seule idée de cinéma que d’agiter frénétiquement la caméra dans tous les sens. Le réalisme social est bien intéressant mais au même titre qu’une romance, un film d’épouvante ou une comédie : le fait d’avoir un sujet fort ne dispense pas un film d’avoir une écriture et de la mise en scène ! Fort heureusement le nouveau film d’Isabel Sandoval (Senõrita, Apparition) évite admirablement les travers d’un cinéma social un peu grossier en mettant en scène une œuvre touchante et d’une retenue assez sidérante.

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     Brooklyn Secret est donc un long métrage américain qui raconte l’histoire d’Olivia, une aidante immigrée transsexuelle philippine jouée par Sandoval elle-même, qui va vivre une histoire d’amour avec Alex, le petit fils de la vielle femme dont elle s’occupe.

Le film traite donc ouvertement de l’immigration rendu d’autant plus difficile dans l’Amérique de Trump et de ses mesures nationalo-isolationnistes. Il montre le quotidien de cette femme qui, entre son travail de soignante et sa paranoïa vis-à-vis des forces de l’ordre qui recherchent rigoureusement les immigrés en situation irrégulière, doit trouver un homme qui acceptera un mariage blanc pour obtenir des papiers, non sans moyennant finances. Le contexte est donc éminemment ancré dans une situation sociale, dans une réalité quotidienne, mais ce qui est passionnant dans le geste de cinéma d’Isabel Sandoval c’est qu’il est d’une douceur, d’une discrétion tout simplement incroyable : les mouvements sont lancinants lorsqu’ils ne sont pas carrément absents, les gestes sont mesurés et la photographie toute en modération. Cette sobriété de mise en scène doublée d’une poésie retenue permet avec intelligence d’éviter la grossièreté formelle d’un cinéma social un peu convenu. Ici, on parle de choses graves mais on le fait avec finesse et délicatesse.

Cela ne veut évidemment pas dire que la violence du quotidien d’Olivia est occultée, bien au contraire : l’indignation est cependant complétée par de l’empathie et un état d’attente dans lequel le spectateur est placé, témoin de l’enfermement du personnage principal. Cette empathie va être d’autant plus propulsée qu’elle sera partagée avec Alex, joué par Eamon Farren, dont le personnage est tout simplement passionnant. En effet, Sandoval se permet même une certaine ambigüité morale concernant la caractérisation de ses protagonistes en créant notamment un Alex à la présence à la fois rassurante et troublante.

Et évidemment, comme le résumé que je vous en ai fait le laisse deviner : Brooklyn Secret n’est pas qu’un drame social mais une romance. Et c’est ce qui est très beau avec le film de Sandoval : la romance n’est jamais une excuse pour développer son discours sur l’immigration, c’est presque l’inverse, le bagage social vient construire un contexte, sans pour autant être éludé, où les personnages et leur intériorité vont être dévoilés, avec la subtilité évoquée plus tôt. Ce qui intéresse Sandoval n’est pas moins la difficulté d’une immigrée philippine, avec les meilleures intentions du monde, d’évoluer dans l’Amérique d’aujourd’hui que de faire le portrait de cette femme, transperçant et complexe, par le biais de cette relation.

Il y en est un exemple assez flagrant que le traitement de la transidentité dans le film : celle-ci n’est jamais problématisée, n’est jamais un obstacle à la relation même lorsqu’elle est placée au grand jour. Ce choix, contrebalancé par l’alcoolisme et la virilité exacerbée d’Alex, continue de faire évoluer ces personnages dans une relation qui oscille constamment entre une douceur, une beauté absolue et une violence contenue, une tension à l’image de la peur permanente d’Olivia d’être arrêtée et expulsée. 

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          Et elle est là l’ultime intelligence de Brooklyn Secret : voir l’empathie au cœur du film et le misérabilisme, le pathos exagéré mis de côté est finalement une belle preuve qu’au-delà d’être un film sur les conditions de ces femmes rejetées, une romance contrariée teintée de paranoïa, c’est avant tout un portrait de femme. Une femme qui est née dans un mauvais corps, qui a dû changer de pays, qui est rejeté par celui-ci et qui finalement ne sera jamais définitivement appréciée, aimée telle qu’elle est, comme destinée à être au mauvais endroit, au mauvais moment. Sa décision finale serait alors une reprise de pouvoir, une volonté de ne plus être à la merci d’un autre, de choisir et finalement de se construire sa propre route.

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Réalisé par Isabel Sandoval

Ecrit par Isabel Sandoval

Avec Isabel Sandoval et Eamon Farren

Produit par Lingua Franca LLC

Durée : 1h29

Sortie le 1er Juillet 2020

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