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La trilogie Trois Couleurs

 de Krzysztof Kieslowski

Par Mathieu Victor-Pujebet

          Trois Couleurs est une trilogie de films réalisée par Krzysztof Kieslowski en 1993 et 1994 née de la collaboration entre le metteur en scène polonais et le producteur franco-roumain Marin Karmitz. Le point de départ est assez étonnant : fabriquer trois longs métrages, presque les uns à la suite des autres, chacun dans un pays différent, avec trois chefs opérateurs distincts, et qui traiteraient respectivement des trois mots et thèmes qui nous servent de devise en France "liberté, égalité et fraternité". Les films seront chacun présentés dans un des festivals les plus importants de l’intelligentsia cinématographique : Bleu ira à la Mostra de Venise, Blanc à la Berlinale et Rouge au Festival Cannes en compétition. Les films y seront bien reçus (sauf peut-être Rouge qui fera débat) et bénéficieront d’une aura d’autant plus particulière qu’ils signeront la fin de la carrière de Kieslowski qui prendra sa retraite avant de décéder en 1996. 

Bleu raconte l’histoire de Julie (Juliette Binoche) qui tente de vivre après la mort de son mari et de son enfant dans un accident de voiture. Blanc suit le parcourt de Karol (Zbigniew Zamachowski), un polonais qui se retrouve sans maison, divorcé et humilié par la femme qu’il aime dont il va essayer de se venger une fois revenu en Pologne. Et Rouge peint la relation étrange entre Valentine (Irène Jacob) et un juge à la retraite (Jean-Louis Trintignant). Chefs-d’œuvre fantomatiques d’un cinéaste que l’on peut facilement désigner, malgré le caractère éculé du terme, de génie : je vous propose de vous (re)plonger dans une des œuvres les plus passionnantes et foisonnantes de ces trente dernières années ! Une porte ouverte ou un moyen de redécouvrir l’œuvre d’un réalisateur tout aussi indispensable que son style est singulier. 

 

Trois films, donc : BleuBlanc et Rouge. Et là où l’on pourrait deviner tout un arsenal sociétal voir politique derrière un tel projet sur la base même de son titre et de son postulat, le visionnage des films et le soutien de Kieslowski en interview nous fait comprendre que non : les films sont complètement apolitiques et cherchent à revenir au caractère métaphysique de ces termes, devenus maximes de notre république. La liberté dans Bleu ne sera donc pas une liberté de corps où l’on tente de s’extraire d’une oppression physique, c’est une liberté de cœur. Parce que le déchirement de Julie après la mort de ses proches va être tel qu’elle prendra la décision, radicale et sans appel, de ne plus s’attacher à qui ou à quoi que ce soit : elle veut reprendre une liberté, celle de ne plus souffrir. Même l’égalité dans Blanc n’est finalement que très faiblement engagée : oui, le film parle d’échelle sociale, d’inégalités, entre ce polonais expatrié et sa femme française, entre la Pologne et la France, mais ce qui passionne Kieslowski ici ce n’est pas tant le constat et l’indignation de cette inégalité que la honte, l’humiliation que ressent le personnage de Karol qui se retrouve à la rue, divorcé et rabaissé jusqu’à l’impuissance, comme si sa condition parasitait même sa sexualité. Enfin la fraternité dans Rouge n’est pas celle d’une union des hommes contre l’adversité mais simplement la découverte de ce lien imperceptible qui nous unit, nous rapproche. Un voyage métaphysique dans ces questionnements humains réalisé dans un geste de cinéma d’une richesse, d’une précision et d’une humanité tout simplement sidérante. 

Riche puisque si cette trilogie couvre une réflexion continue, avec des échos d’un film à l’autre, c’est pourtant bien à trois films bien singuliers et distincts auxquels nous avons affaire. Bleu est un drame terrassant sur fond de deuil et de chagrin. Blanc est une satire féroce à l’humour noir sur le mariage et les disparités sociales. Et Rouge, plus spectral, est une errance existentielle rythmée par les discussions entre Irène Jacob et Jean-Louis Trintignant. La mise en scène elle-même varie d’un film à l’autre témoignant ainsi du talent et de la richesse du cinéma de Kieslowski puisque naviguant entre la plongée fantomatique dans l’inconscient de Juliette Binoche dans Bleu, le naturalisme plus froid de Blanc et la sobre contemplation de Rouge

Un geste précis également puisqu’il suffit de voir la rigueur et l’intelligence avec laquelle Kieslowski a réussi à fabriquer un univers cohérent qui se répand et répond d’un film à l’autre. Attention, il n’est pas question de clins d’œil cyniques faisant la publicité des films entre eux comme dans un Marvel, mais d’échos, de détails montrant la richesse et la complexité de ce monde, de notre monde où les vies se croisent, se lient et se délient. Parce que c’est ça le cinéma de Krzysztof Kieslowski : tout n’est que reflet, lien, connexion. Dans cette idée il y a évidemment l’apparition des personnages principaux de Blanc dans le tribunal de Bleu, celle, en réponse, de l’héroïne de Bleu dans le procès de Blanc ou encore le final de Rouge qui vient presque justifier le choix de Kieslowski d’avoir suivi, pendant trois films, ces personnages précisément. Il y a surtout cette vieille femme qui tente, dans chacun des films, de jeter une bouteille dans un conteneur à verre, raisonnant différemment dans chaque métrage, mais toujours avec la même image : comme un lointain écho d’histoires, de récits distincts mais intimement liées.

Parler de cinéma c’est aussi, au fond, parler un peu de soi : ayant l’intime conviction que notre condition d’être humain nous enferme dans une certaine solitude puisque que nous vivons chacun notre réalité, notre vie en ne faisant que frôler celle des autres, le cinéma de Kieslowski me rappelle, et de la plus belle des manières, qu’il existe un lien entre chacun d’entre nous, une reliure imperceptible qui rapproche les pages de nos existences respectives. Et si cette idée de l’écho, du reflet, du geste qui se répercute dans une image ou un son est présente dans chaque film, elle trouve son apothéose dans le troisième métrage, Rouge, où les personnages sont rapprochés par la mise en scène, lien abstrait qui montre qu’au fond, qu’on l’appelle le destin, la chance ou simplement la vie, le monde avance, les évènements s’agencent, non pas dans un but précis mais dans un flux continu que le génie de Kieslowski nous donne à voir.

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          Car elle est là l’humanité de cette trilogie : l’enjeu même de ces films n’est pas de faire la morale au spectateur mais de lui ouvrir, par le récit et la mise en scène, à une compréhension différente du monde, une contemplation, un niveau de perception où les reflets, les échos et les trous ont plus de sens que les bosses. C’est finalement prendre conscience de sa condition et de la beauté de celle-ci comme le personnage de Juliette Binoche ou celui d’Irène Jacob qui a l’intime conviction que quelque chose se passe autour d’elle, percevant les fils et les coutures d’un jeu plus grand, sans savoir où il va mener. C’est une mission purement cinématographique en un sens : donner à voir et à entendre l’invisible, il ne reste plus qu’à l’écouter.

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