top of page

Eyes Wide Shut : Un regard dans le rêve

Par Sacha Cerqui

                                                                                       Synopsis :  

 

          Le docteur Bill Harford (Tom Cruise) et sa femme Alice (Nicole Kidman) sont dans un mariage qui semble stagner dans la routine. Un soir où la conversation est poussée à l’extrême, poussant Alice à dévoiler qu’elle avait imaginé tromper son mari avec un marin lors d’un voyage l’année précédente, Bill part dans une odyssée dans les rues de New York, parcourant plusieurs soirées, ayant en tête les paroles de sa femme et indirectement, à la recherche d’une rencontre sexuelle. 

 

​

                                                                      Eyes wide shut, le dernier film : 

 

          Eyes wide shut est le dernier long-métrage de Stanley Kubrick. Une œuvre qui était en projet depuis plus de 30 ans, une adaptation du roman de Arthur Schnitzler La nouvelle rêvée de 1926. Eyes wide shut est un film qui a été dans la tête de Kubrick pendant très longtemps. “Il acquiert les droits de la nouvelle en 1960 et n’a depuis cessé de rappeler son admiration pour l’œuvre. Cadieux explique qu’entre 1954 et 1956, Kubrick écrit quatre scénarios qui rappellent traumnovelle (titre originel du roman) ... Cette curiosité pour le thème s’explique par le fait qu’il parte du bronx (où il grandit) et rejoigne Greenwich, lieu où l’ambiance respire du jazz. Il explique donc que EWD, pourrait être en fait une mémoire, ou une lettre d’amour à ces temps passés. 

 

Nous pouvons alors nous demander comment dans l’espace du cinéma, Stanley Kubrick réussit à recréer non seulement l’essence d’un rêve lucide, mais aussi la réalité. 

 

 

​

                                                                    I- COMMENT FILMER UN RÊVE

 

​

          Stanley Kubrick est un réalisateur reconnu pour centrer une grande partie de son regard sur la partie visuelle de ses films. Kubrick explore différentes thématiques dans sa filmographie avec son style très particulier et reconnaissable. Par exemple, l’utilisation d’une grande focale, ou des travellings qui regardent et qui suivent les personnages. Dans Eyes wide Shut, il ne va pas en faire une exception. Kubrick choisit avec précision la composition visuelle, comme le film joue entre le réel et l’onirique, il utilise différentes techniques pour en rendre une très simple et subtile distinction. Pour l’entrée dans l’effet du rêve, le mouvement de la caméra, le montage et le son jouent des rôles majeurs. 

     Tout d’abord, on parlera du rôle de la caméra, spécialement sur son mouvement. La caméra, comme habituellement dans les films de Kubrick, suit les personnages, même dans les mouvements les plus courts. Si on regarde dans The Shining, quand Jack fait tomber la porte, le mouvement de caméra suit le mouvement de la hache par un court et intense panoramique. Ici le mouvement de caméra se trouve à l’opposé de la brutalité de ce mouvement, la caméra suit lentement, observe son entourage, c’est comme si elle flottait dans son ambiance, tel que ce qu’on ressent lors de cet emportement spirituel au long du film. La caméra peut aussi rester statique, dans cette situation on observe des gros plans, hypnotisés par les objets filmés.              

     Les travellings sont également une part essentielle de cette mise en scène. Diane Morel, dans Eyes Wide shut ou l’étrange labyrinthe, dit que “le travelling avant donne souvent la sensation d’un espace mystérieux, voire dangereux”. La découverte on l’effectue en même temps que Bill, il déambule les rues de cette ville, dans des endroits qui lui sont totalement inconnus. Il se fait même agresser par un groupe de jeunes qui évoque le danger de ces rues. Même quand il se dirige à la soirée masquée, le travelling instaure une rigueur, une découverte d’un endroit inconnu et mystérieux, c'est un appel direct au danger vers lequel Bill court.                            

Ces travellings sont aussi importants, spécialement quand on suit les balades de Bill, qui passe de lieu en lieu, comme si on errait à côté de lui. Morel dit : “ l’espace est en déploiement constant”. Le travelling ici est synonyme de fluidité, du passage d’un endroit à un autre sans qu’on puisse s’en apercevoir, on est en train de suivre Bill, qui lui-même ne sait pas où il va.  On découvre constamment de nouveaux espaces, (la maison de Bill - la maison du patient - la maison de la prostituée - le bar - le magasin des costumes - la soirée masquée). La quantité d’espaces qu’on nous présente naturellement dans l’ordre de la narration semble logique, rien n’est mis en doute. On nous balance d’une situation à l’autre et comme on n’est pas capables de le maîtriser, on se laisse porter. Il faut tenir en compte qu’au début de la promenade, il n’est pas du tout présent, il marche sans un but. Bill ne questionne pas les situations, tel un rêveur il se laisse porter par ce qu’il ressent, par ses impulsions.          

Le montage est aussi important que les mouvements de caméra. La longueur des plans s’étend, on peut rester fixé sur un point ou le regard d’un personnage pendant plusieurs secondes. L'atmosphère est endormante, un sens de fatigue visuelle lors de la dispute de Bill et Alice.  

 

     Les transitions sont aussi un élément extrêmement intéressant. Si on retourne aux travellings, qui vont serpenter d’un espace à un autre, l’enchaînement des scènes semble presque se superposer : Les fondus enchaînés quand Bill part de la maison du patient donne cette qualité d’un rêve où les situations se succèdent sans qu’on en soit conscients. Les ellipses renforcent cet effet de saute d’un endroit à un autre sans qu’on puisse voir le chemin qui relie ces deux situations.  

 

      Les lumières jouent également un rôle assez fondamental dans la dualité du rêve et de la réalité. La colorimétrie des lumières est souvent contrastée ce qui donne un ton irréel aux environnements. Particulièrement avec les lumières de température plus froides (bleus, blancs, violets). Par exemple, les fenêtres sont reflétées majoritairement par un bleu fortement saturé. Diane Morel parle de la couleur-lumière, elle distingue deux couleurs principales “Kubrick joue majoritairement sur deux tons, le bleu et le jaune ”. La séparation de ces deux tons d’après Morel : “L’opposition que cela induit, n’est pas entre le jour et la nuit, mais entre le sommeil et la veille ”. Morel montre un point très intéressant, ce sont principalement ces deux couleurs-lumière qui dominent les fonds. Par contre, d’autres couleurs agissent aussi pour que les différents espaces prennent d’autres tonalités au long du film. Morel mentionne le rouge comme une “couleur object ”, elle évoque “les rideaux rouges qui encadrent la fenêtre. Le rouge est la couleur traditionnelle des rideaux de théâtre. Le rouge est relié aux éléments de transition”. Par cela, elle retient que le rouge a pour fonction de donner la théâtralité de la scène et pour les transitions, “le rouge semble un passage, l’entrée dans un monde différent.” Mais différents tons rouges viennent jouer sur plusieurs moments qui ne vont pas prendre uniquement ces valeurs. Devant la porte de la maison de la prostituée, quand elle embrasse Bill, les tons sur la peau des deux sont rougeâtres. Lorsque Bill achète le costume et qu’il découvre la jeune fille qui est presque nue, un des hommes porte un slip rouge. Si on regarde dans la soirée masquée, tant l’habit comme le sol de l’homme masqué, sont d’un même rouge intense. Ce rouge intense apparaît lorsque Bill est proche d’une ambiance reliée à la sexualité. Cette couleur rouge écarlate relève de l’entrée aux désirs profonds de Bill. Ces désirs sont exprimés indirectement, comme ses intentions inconscientes, c’est à dire une rencontre sexuelle. Un autre indice sera que les femmes que Bill va rencontrer sont presque toutes rousses. Comme dit Diane Morel, la couleur rouge sert comme indicateur pour exprimer l’exploit de ses désirs.

Finalement, l’énorme gamme de couleurs que les guirlandes vont porter (jaune, vert, rouges, bleus, violets) ne peuvent qu'impulser cette idée de l’irréel, une sorte de source lumineuse qui fait de chaque scène une ambiance hypnotique, presque magique, presque rêvée ? 

 

​

                                                                                                MUSIQUE 

 

Différents choix musicaux sont faits, dans un premier temps pour accompagner l’observateur au fil de l’histoire et ajouter l’effet de rêverie auquel on fait appel régulièrement. Si on prend le thème le plus important : Jazz suites n*2, Shostakovich. C’est une valse qui a un tempo assez lent, mais pas au point de perdre sa fluidité. Il y a une sensation d’emportement à tout moment. Une valse est un genre qui propose un rythme, un aller et retour qui ne permet pas de déterminer ou on se trouve, c’est une composition très basique sur trois temps. Cet effet rappelle fortement ceux mentionnés auparavant du rêve. Dans un rêve on se laisse porter, on ne peut pas le contrôler et on ne cherche pas à le faire. La légèreté se ressent, comme si on flottait dans l’ambiance.  

Backward Priests, de Jocelyn Pook, est un chant grégorien, c’est à dire un chant mélodique monophonique, utilisée dans la liturgie des églises. Dans le contexte musical du film, l’effet hypnotique joue comme un endormissement qui nous emporte au long de la salle, poussée par ce mouvement de caméra qu’on a mentionné auparavant. 

Dans les autres compositions importantes comme Musica Ricercata, II - Mesto, rigido e cerimoniale de Dominic Harlan, il y a ce sens du mystère, où on retrouve cet effet de retour et de répétition mais ici avec un ton beaucoup plus obscur, comme si on restait enfermé dans un mauvais rêve, comme se présente juste au moment où Bill est dans la soirée masqué et se rend compte que c’est peut-être dangereux.  

 

​

​

                                                                                  II- COMMENT FILMER LE RÉEL 

 

​

          Kubrick, après avoir exploré le rêve lucide, nous montre ce qui vient après : le réveil. Les scènes suivantes suivent simplement Bill qui retourne sur ses pas pour comprendre ce qui s’est passé. Il repasse par chacun des lieux où il a été mais il semble que les choses ont changé.                                                                          

Plusieurs éléments permettent de s'apercevoir que le rêve vient de finir. Tout d’abord un fondu qui ne dure pas plus de huit secondes. Après le fondu enchaîné du plan suivant, on voit émerger New York plein jour, la ville est bien vivante. Ce fondu donne l’effet qu’on se réveille avec la caméra, comme si on ouvrait peu à peu les yeux. On comprend ainsi que le rêve est fini. Ce n’est pas uniquement le fondu qui nous montre cela, mais aussi l’absence des lumières bleues qui, d’après Diane Morel, signifiaient le sommeil. Le montage n’est plus aussi lent et contemplatif : il redevient dynamique, on ne s’arrête plus sur les plans comme avant. La palette des couleurs est moins saturée, elle devient plus naturelle.                                      

     Bill passe voir son ami mais le bar est fermé, son ami a disparu. Bill va voir le magasin, le père où le soir d’avant menaçait d’appeler la police, serre la main des hommes qui ont couché avec sa fille. Bill va au manoir, où tous étaient en costume, et là, un seul homme se rapproche sans être masqué. Bill appelle la fille de son patient (qui lui a révélé son amour le soir), mais là c’est le fiancé qui répond. Bill retourne chez la prostituée mais elle n’est pas là. C’est cette redondance où les choses ont changé. Tous les espaces qu’il avait vu le soir d’avant ne sont pas changés, ce sont les événements et les gens qui ne sont plus là. À son réveil, la confusion agit, où l’imagination et la mémoire s’entremêlent pour créer une nouvelle image de ce qu’on pense avoir vu. 

Même quand il appelle chez son patient, la lumière change la tonalité : si avant elle était teintée de bleu, maintenant elle est jaune ( l’état éveillé d’après Morel). Le soir, la ville était quasiment vide, inexistante : elle est maintenant active, complètement réveillée. Bill, après être revenu sur ses pas pendant cette étrange soirée, n’aura presque aucune réponse. Son regard envers cette nuit onirique restera trouble, comme si tout cela s’agissait que d’un rêve fortement lucide. 

 

 

​

                                                                                               CONCLUSION 

 

​

          Dans son ultime œuvre, Stanley Kubrick pousse au bout sa maîtrise de la mise en scène pour créer l’espace du réel et de l’imaginaire. Jouant sur le montage, la longueur des plans, les fondus et les transitions, il propose l’effet du rêve. Les travellings et les mouvements des caméras illustrent l’espace où se déroule l’inconscient. La gamme des couleurs porte des significations métaphoriques, tels que le bleu (sommeil), le jaune (l’état éveillé) ou le rouge (les passions profondes). En se détachant du rêve, le montage devient dynamique, le ton des couleurs plus douces et l’absence des fondus présentent une réalité apparente. 

​

​

bottom of page